Pourquoi la crise climatique suscite-t-elle des fausses nouvelles ?

Des manifestations pour le climat aux feux de brousses en Australie, la crise climatique génère son lot de fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. Analyse de cette désinformation avec les journalistes Camille Lopez et Marie Boule.
Journaliste : Élisabeth Labelle
Illustratrice : Valéry Lemay

Publié le 20 janvier 2020 dans le webzine Futur Proche

Illustration : Valéry Lemay

Au moment d’écrire ces lignes, l’Australie est au prise avec les pires feux de brousse de son histoire alors que des foyers d’incendie se sont déchaînés par centaines depuis le mois de septembre.
En date du 10 janvier 2020, on dénombrait 27 décès, des centaines de milliers d’évacués et près de 100 000 kilomètres carrés rasés par les flammes toutes-puissantes à travers l’île-continent.
Selon les plus récentes estimations du professeur Chris Dickman de l’Université de Sydney, un milliard de mammifères, d’oiseaux et de reptiles auraient été la proie des flammes ou affectés par la destruction de leur habitat naturel depuis le début de la crise.
Si l’Australie a récemment clôturé son année la plus chaude et la plus sèche jamais enregistrée, une campagne de désinformation sur les réseaux sociaux semble toutefois chercher à minimiser l’impact de la crise climatique sur les feux de brousse.
Une analyse préliminaire menée par Dr. Timothy Graham de l’Université de technologie du Queensland suggère que des bots et des trolls se cacheraient derrière des tweets exagérant le rôle des incendies criminels dans la tragédie, notamment à l’aide du mot-clic #arsonemergency sur Twitter.
Une statistique trompeuse a également été relayée sur les réseaux sociaux par des figures de droite comme Donald Trump Jr. voulant que 183 arrestations liées à des incendies criminels aient eu lieu depuis le début de la crise, tel que rapporté par The Australian avant que l’article ne soit corrigé.
La police de la Nouvelle-Galles du Sud a démenti l’information en précisant que, parmi les 183 suspects appréhendés pour diverses « infractions liées aux feux de brousse » depuis le 8 novembre 2019, seules 24 personnes ont été accusées d’avoir volontairement déclenché un brasier.
Ces fausses nouvelles sur les incendies dévastateurs en Australie font écho aux images trompeuses qui ont circulé durant la mobilisation des jeunes pour le climat à l’automne dernier.
Suite à la marche pour le climat de Montréal, le 27 septembre 2019, une photo d’un parc jonché de déchets a été partagée plus de 4 000 fois, même si elle montre un parc de la ville de Lausanne, en Suisse, en juillet 2018.
Une photo prise à Hyde Park, au cœur de Londres, a également été utilisée pour discréditer des manifestations écologistes en Australie, aux États-Unis et au Royaume-Uni à différentes dates. Les ordures qui recouvraient le sol du parc londonien résultaient plutôt d’un événement pour la légalisation du cannabis en avril 2019.
Méfiance et incompréhension devant l’ampleur de la crise climatique
Les informations trompeuses ou erronées au sujet de l’urgence climatique, partagées consciemment ou non, font partie des facteurs qui alimentent le déni climatique. En entrevue téléphonique, la journaliste indépendante Camille Lopez explique qu’un phénomène d’actualité, à l’échelle du globe, génère plus de désinformation.
Des manifestations pour le climat aux feux de brousse en Australie, la couverture constante de ces événements majeurs à l’international peut donc susciter la méfiance. « Quand les médias en parlent de plus en plus, certaines personnes vont dire que c’est un complot [médiatique] », explique-t-elle.
Dans une salle de réunion du magazine L’actualité, la journaliste Marie Boule confirme que l’ampleur de l’urgence climatique, aussi énorme soit-elle, peut susciter de l’incompréhension. « Les problèmes à l’échelle d’une province ou d’un pays sont beaucoup plus faciles à comprendre », ajoute la journaliste qui a couvert la mobilisation des jeunes pour le climat au Québec.
Une couverture scientifique rigoureuse pour lutter contre la désinformation
Confrontés à cette désinformation, comment les journalistes peuvent-ils pallier au manque de connaissances sur la question climatique ? Selon Marie Boule, il faut donner au public tous les outils intellectuels et toutes les connaissances scientifiques nécessaires à la déconstruction des fausses nouvelles.
« Les études montrent que les Canadiens ont confiance en la science », ajoute Camille Lopez qui a récemment consacré un article sur la question. Les médias, nommés parmi les domaines qui suscitent le moins la confiance, auraient tout intérêt à porter une attention « plus minutieuse » à la couverture scientifique, selon la journaliste.
Afin de mieux outiller les lectrices et les lecteurs, la responsabilité revient aux grands médias de vulgariser les faits avec justesse et transparence. « Il faut que l’on puisse expliquer nos démarches », affirme-t-elle, « autant les journalistes que les scientifiques [gagneraient] à le faire. »
Le consensus sur le climat n’est plus un débat d’opinions
La journaliste spécialisée dans la déconstruction de fausses nouvelles voit d’un bon œil la présence accrue de journalistes scientifiques dans les salles de rédaction. Selon Camille Lopez, le souci des grands médias de publier des articles balancés a eu pour effet d’accorder le même poids aux scientifiques sérieux qu’aux intervenants qui nient la science du climat.
« Il a fallu que des journalistes scientifiques se joignent à ces équipes et communiquent leurs craintes à ce sujet pour qu’un changement soit fait », explique-t-elle, « ça a pris du temps, mais ça s’est bien installé. »

Dans son article pour L’actualité « Les climatosceptiques ont-ils encore leur mot à dire ? », elle aborde cette question avec le rédacteur en chef de l’Agence Science-Presse, Pascal Lapointe, qui dresse un parallèle entre le consensus scientifique actuel sur le climat et le consensus médical sur les effets néfastes du tabac dans les années 1950.
Aujourd’hui, il serait impensable de lire un article crédible qui conteste la corrélation entre cigarette et cancer. Pourtant, comme le souligne le rédacteur en chef dans le texte de Camille Lopez, les journaux ont présenté ce consensus médical comme un débat scientifique entre deux opinions jusque dans les années 1970.
La justesse des mots pour traduire l’urgence
Par ailleurs, le choix des termes employés pour parler de la crise climatique s’avère crucial. À titre d’exemple, le terme « climatosceptique » est encore couramment utilisé pour référer à des individus ou groupes qui nient la responsabilité des humains dans le réchauffement climatique ou l’existence du réchauffement climatique lui-même.
Le hic, c’est qu’il n’y a plus lieu d’être sceptique : 97% des scientifiques du monde entier qui ont publié une étude sur les changements climatiques s’entendent pour dire qu’ils existent et qu’ils sont causés par les humains.
En 2015, l’Associated Press, une agence de presse reconnue, a pris la décision d’utiliser « climate change doubters » ou « those who reject mainstream climate science » et d’éviter les termes « skeptics » et « deniers ».
The Guardian, lui, va plus loin pour décrire adéquatement les enjeux environnementaux actuels. Sans bannir le terme « changements climatiques », le quotidien britannique préconise depuis l’an dernier l’utilisation de « crise climatique » et d’« urgence climatique ».
« C’est génial que The Guardian le fasse », commente Marie Boule en entrevue. Pour la journaliste généraliste, la langue transforme la société et évolue avec elle. « C’est notre devoir absolu d’utiliser des termes qui sont justes », dit-elle en pesant ses mots.
Le déni climatique abordé dans un but éducatif
Malgré l’adoption d’une nouvelle terminologie, Camille Lopez met en garde contre le sensationnalisme. « Il n’y a pas assez de médias qui font attention quand ils parlent des climatosceptiques », dit-elle, « il faut le faire dans le but d’éduquer. »
Au téléphone, elle dit se soucier du fait que l’on parle « autant » des personnes qui nient la science du climat, au risque de leur donner une certaine légitimité. Mieux vaut être prudent, selon la journaliste indépendante, lorsqu’on aborde n’importe quel phénomène radical.
Les trolls, comme ceux qui seraient à l’origine du mot-clic #arsonemergency, vont toujours parler « plus fort » que les gens qui adhèrent au consensus scientifique, constate Camille Lopez. « Les réseaux sociaux ne sont pas le reflet de la société », souligne-t-elle, « donc je ne m’en inquiète vraiment pas trop. »
Ceci étant dit, il n’en demeure pas moins que la désinformation est un mal pernicieux qui peut miner nos chances de surmonter la crise climatique. Le journalisme devient alors un rempart solide auquel nous pouvons nous accrocher, contre vents et marées.
« Les médias doivent absolument défaire les fausses idées sur l’urgence climatique », conclut Marie Boule, « c’est comme ça qu’on avance. »

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